mercredi 10 septembre 2008

FIFA 08: Ken Russell


Entretien avec Ken Russell
2008
Paru dans la revue Séquences

Ken Russell, iconoclaste devant l’Éternel

En dépit de son absence à Montréal, Ken Russell a reçu par avion un prix du FIFA pour l’ensemble de sa carrière, pendant que ses débuts fulgurants hantaient pendant 10 jours la Cinémathèque québécoise, un plaisir trop rare. Séquences a néanmoins pu entrer en contact avec le mythique cinéaste anglais, qui s’est prononcé sur son œuvre documentaire et sa retraite, qu’il repousse sans cesse – son projet d’adaptation du classique Moll Flanders devrait enfin voir le jour après 20 ans de combats acharnés. Brève rencontre avec une légende à la verve intarissable.

Quels souvenirs conservez-vous de votre travail pour le petit écran dans les années 1960, de votre relation avec Melvyn Bragg et des programmateurs de télévision ?
- J’ai conservé des liens avec Bragg avec les années, je lui ai d’ailleurs envoyé récemment un scénario outrageux intitulé Kitten for Hitler, objet d’une vieille blague entre nous. Il m’avait lancé le défi de réaliser un film dont je croyais personnellement qu’il devait être censuré. Le résultat se trouve actuellement sur le site www.comedybox.tv.

Deviez-vous vous battre pour imposer votre vision dès la production de Elgar, Portrait of a Composer?
- Bien sûr, j’ai toujours eu à défendre mes sujets, même auprès de mes acteurs ; ce type de biographie n’existait pas à l’époque. Pour « Elgar », j’ai également eu à me battre pour obtenir les actualités de guerre et les inclure dans mon film.

Oliver Reed est la vedette du Debussy Film. Comment avez-vous fait connaissance, et quelle est votre appréciation de votre relation à travers votre filmographie ?
- Oliver et moi nous sommes rencontrés pour la première fois lors des auditions pour ce film. Il s’était excusé pour la cicatrice au visage qu’il s’était faite lors d’une bataille dans un bar. Je lui ai rétorqué : « Quelle cicatrice ? » et nous sommes rapidement devenus amis… Notre collaboration s’est approfondie au fil de nos beuveries dans plusieurs bars du pays. Il fut un acteur passionné, agréable et excitant ; il fut très facile de travailler avec lui [NDLR : Reed a nourrit une réputation d’acteur intempestif et caractériel tout au long de sa carrière].

« Pop Goes the Easel » semble se démarquer de la plupart de vos documentaires sur des artistes ‘plus sérieux’. Est-ce que l’art populaire ou les sujets plus modernes vous attirent moins que les grands compositeurs ?
- En dépit de mon admiration pour l’art classique, j’ai souvent embrassé du matériel populaire. Il faut garder à l’esprit que le Pop Art sera l’art classique de demain.

Dans Portrait of an Enfant Terrible, vous dressez un parallèle entre le mépris des critiques contemporaines de Prokofiev et Wagner envers leurs œuvres, et l’insensibilité des critiques de cinéma envers votre filmographie. Y a-t-il plus de place aujourd’hui pour l’art subversif ?
- Je ne crois pas que l’art de la critique a évolué par rapport aux œuvres plus choquantes, même si de plus en plus de critiques sont également artistes.

Estimez-vous que votre travail sur la musique est précurseur des vidéoclips ?
- Tout à fait.

Vous vous apprêtez à réaliser Moll Flanders après plusieurs essais avortés et quelques temps à l’ombre des projecteurs. Qu’est-ce qui vous a incité à vaincre les obstacles au fil des ans pour adapter cette histoire au cinéma ?

- Je n’ai pourtant jamais arrêté de tourner ! Je fais des films dans mon garage depuis neuf ans, en plus du film d’horreur Trapped Ashes. J’ai également travaillé sur plusieurs projets comme Tesla, Maria Callas, et Pearl of the Orient à travers toutes les étapes infernales de développement, en me coinçant invariablement les pieds au stade du financement. Pour ce qui est de Moll Flanders, je me suis adjoint les services de Harry Alan Towers, que je trouve absolument irrésistible. Il pourrait charmer un serpent !

Que pensez-vous de la récente vague des biopics américains sur des musiciens ou des artistes ? Essaient-ils de trop se coller à la version officielle des faits ?
- Peuvent-ils vraiment l’être ? Les supposés faits réels sont souvent de la pure fiction. J’ai beaucoup aimé Capote, mais également Infamous, qui montrait avec plus de détails l’environnement intime de Truman Capote. I’m Not There est également un bon exemple de biopic avec son collage des identités de Bob Dylan.

Est-il toujours possible d’être un ‘enfant terrible’ dans le cinéma britannique d’aujourd’hui ?
- Allez-voir mon prochain film Boudica Bites Back et vous m’en donnerez des nouvelles…

(Propos recueillis et traduits de l’anglais par CS Roy)

© 2008 Charles-Stéphane Roy

Portrait de Ken Russell


Rétrospective Ken Russell au FIFA
2008
Paru dans la revue Séquences


Enfant terrible dès le berceau

L’Angleterre engendre des rebelles à la pochetée, l’adage est bien connu. Rien ne se compare toutefois au séisme qu’a provoqué Ken Russell, tour à tour photographe, danseur et militaire, avant d’embraser le cinéma des années 1960 et 1970. Âgé aujourd’hui de plus de 80 ans, reclus dans son domaine aux abords du Lake District (Cumbria), où il tourna plusieurs longs métrages et téléfilms, l’impulsif et génial auteur de Women in Love est sombré dans l’oubli, malgré ses frasques à la télé-réalité "Celebrity Big Brother" l’an dernier.

Le Festival des films sur l’Art de Montréal a corrigé la situation en programmant un cycle de ses documentaires et dramatisations produites pour la télévision britannique à ses débuts, un joyeux festin de désinvolture où il fut possible de saisir le germe de la folie créatrice d’un bouffon épris de classicisme.

Russell n’a pas fait ses débuts à la télévision, il a profité de son passage au petit écran – 29 téléfilms entre 1958 et 1966 – pour établir carrément les bases de son style outrancier et faire maison nette d’un genre souvent ringard, toutes époques confondues ; le portrait d’artistes. Un des premiers à postuler que la vie personnelle d’un créateur fait partie de son œuvre, Russell a appliqué cette doctrine jusqu’à flirter avec l’outrage dans le cas de monuments, ou s’insérer lui-même dans les iconographies d’autrui.

Sa contribution à la série « Monitor », l’encyclopédie artistique de la BBC de la fin des années 1950, est innovatrice à plus d’un égard ; s’identifiant plus souvent qu’autrement à ses sujets, le cinéaste s’est intéressé d’autant plus à leurs extravagances qu’à leur évolution artistique, faisant passer le compositeur Edward Elgar pour un populiste anti-patriotique en pleine 1ère Guerre mondiale, ou bien le poète Samuel Coleridge pour un alcoolique paranoïaque.

Pendant que les colonnes des temples anglais menaçaient de s’écrouler à chaque diffusion de ces documentaires délibérément irrévérencieux, Russell pouvait compter sur l’intrépide Melvyn Bragg, scénariste devenu producteur du « South Bank Show » dans les années 1970, qui ira maintes fois au front défendre son ami. On peine à imaginer aujourd’hui ce que représentait le « South Bank Show » à l’époque, un asile culturel où étaient invités avec le même enthousiasme des Prix Nobel et des groupes punk ; tout aussi difficile de croire que son diffuseur, ITV, est encore l’une des rares chaînes privées consacrées à l’art au monde. Outre Russell, Ken Loach, James Ivory et Tony Palmer ont également réalisé des épisodes à l’occasion pour cette série retransmise dans une soixantaine de pays.

L’apport de Bragg sur la carrière et l’œuvre de Russell est crucial à plus d’un titre. En plus d’avoir été l’un des premiers à lui faire confiance en temps que réalisateur à part entière sur « Monitor » dès 1959, Bragg participera à l’écriture des dialogues et de quelques scénarios mis en scène par le cinéaste, dont The Debussy Film (1965), mais aussi The Music Lovers, le diptyque Clouds of Glory (1978) et, plus récemment, Ken Russell's Classic Widows (1995), tout en lui redonnant du travail durant ses périodes creuses à titre de producteur. Sa foi et son endossement envers le controversé réalisateurs sont totales et enviées en Grande-Bretagne et ailleurs.

À la lumière de cette production télévisuelle, on constate rapidement que Russell demeure fidèle à lui-même du petit au grand écran. Baroque et outrancier, il utilise le cinéma pour dépeindre ses sujets, comme il abusa de proximité avec des personnages de ses longs métrages pris à l’occasion dans des décors de toc; aucune démesure ou faute de goût n’est épargnée pour arriver à exprimer sa vision de l’œuvre de ses illustres prédécesseurs, avec qui Russell se compare avantageusement, sans complexe aucun.

Pour quiconque s’intéresse aux œuvres de Russell consacrées à Piotr Ilitch Tchaïkovski, Gustav Mahler, Franz Liszt, Rudolph Valentino ou Mary Shelley au cinéma, il est impératif de découvrir ses essais biographiques sur Edward Elgar, Claude Debussy, Sergei Prokofiev, Antoni Gaudí, Béla Bartok, Frederick Delius et Vaughan Williams, mais également ses expérimentations visuelles à partir des « Planètes » de Gustav Holst, ainsi que ses dramatisations des poètes William Wordsworth et Samuel Coleridge – portant le titre irrévérencieux de Rime of the Ancien Mariner: The Strange Story of Samuel Coleridge, Poet and Drug Addict.

© 2008 Charles-Stéphane Roy

Critique "Ballast"


Ballast
de Lance Hammer
2008
Paru dans la revue Séquences

Essai (et erreurs) de sensationnalisme réaliste

Œuvre toute en buée et en deltas asséchés, Ballast est le 1er film à d’un architecte passé en douce à la réalisation. Sans crier gare, cette ballade chez les miséricordieux reclus du Sud a annoncé à Sundance et Berlin l’arrivée d’un réel observateur indépendant aux heureuses influences, l’improbable percée d’une sensibilité européenne dans le terreau américain.

Sous un ciel assombri en permanence par les nuages, le vent glacial fait craquer les sillons des terres rêches d’un printemps qui n’arrive plus; au milieu de cette province en perdition se trame une histoire de rédemption parmi les membres d’une congrégation noire disséminée dont une caméra traque en cinémascope les moindres errances. On se croirait dans un Angelopoulos gothique, un Bruno Dumont gospel; il s’agit plutôt de la contrée fantasmée de Lance Hammer, architecte de formation rêvant de cinéma depuis une séance des Ailes du désir à l’université et la fréquentation assidue d’incontournables des filmographies est-européennes et japonaises.

Porté sur les films de proximité, Hammer a tenté de mettre en images les sensations ressenties lors d’un voyage hivernal dans le delta du Mississipi lors de sa jeune vingtaine. Écrit sur une période de dix ans faite de pèlerinages dans les églises et de séjours parmi les ruraux, Ballast est le fruit d’une affection et d’une admiration palpables face à la dignité et l’impuissance des communautés afro-américaines recluses dans de la région.

Comme David Gordon Green avec Georges Washington (autre 1er film, autre vision caucasienne d’une tragédie noire), Hammer se convainc qu’il ne peut soutenir de personnages sincères et épurés sans qu’ils ne soient solidement ancrés dans une réalité désoeuvrée. Le manque d’argent l’a autrement persuadé d’engager des non-professionnels et de concentrer son récit sur les relations entre ceux-ci, qu’il campe avec autorité dans un décor d’une âpreté à la fois lunaire et funéraire.

Tourné dans une dizaine de bleds du Mississipi, Ballast suit à la trace les pérégrinations de James, un adolescent au comportement trouble suite à la mort de son père et la tentative de suicide avortée de son oncle Lawrence. Marlee, la veuve, n’est guère plus épargnée par les événements et tentera de travailler à nouveau au dépanneur de son défunt conjoint pour reprendre pied. Ce trio mal en point, naviguant incessamment entre le réconfort et le règlement de compte, n’a d’autres choix que d’essayer de se survivre l’un à autre tant leur autarcie semble les confiner à ce cul-de-sac fataliste; à les observer se prendre à la gorge de la sorte, on se dit que le commerce de la bouteille, des armes et de la folie ont encore de florissantes années à l’horizon dans cet État, l’un des plus pauvres du continent nord-américain.

Si le portrait grisâtre que propose Ballast ne donne pas exactement dans la nuance et la fine étude de caractères, la signature que met en place Hammer propose le meilleur des deux mondes entre les films terriens du sus-nommé Gordon, de Jeff Nichols et d’autres puristes ruraux, et l’implacable rigueur formelle de Bruno Dumont – Flandres vient immédiatement à l’esprit – ou du tandem Dardenne.

Sans imposer de codes hors des carcans du genre, le nouvel espoir du cinéma américain d’arrière-pays sait manifestement adapter des idées très claires et cartésiennes dans ses cadrages et son montage – qu’il a effectué lui-même – à une certaine vérité émotionnelle, élevant chaque scène par-delà l’habituel complainte des steppes propres aux 1ers essais d’âmes trop vertes.

Le chef opérateur Lol Crawley, britannique d’origine, est aussi pour beaucoup dans le rendu impérial de cette odyssée bourbeuse, tout comme l’œuvre du photographe Todd Hido, habités du désir commun d’éliminer tout rayonnement des plans à la faveur des paysages en décomposition et des possessions humaines abandonnées. Hammer a lui-même invoqué la manière dont Nicolas Roeg suivait David Bowie dans The Man who Fell to Earth pour illustrer sa propre incompréhension face à un monde dont il ne sera jamais que le témoin extérieur, en dépit de tous ses efforts pour ressentir une réalité dont il n’est pas issu.

Impressionnante ou non, cette démonstration de cinéma de terrain se passe néanmoins trop souvent en amont du spectateur, alors que l’émotion brute des plans refuse d’être arrimée à celle des personnages, qu’on nous demande d’accompagner sans trop se poser de questions à leur sujet. La décision de reporter au dernier acte le dévoilement des motivations ayant nourri leur malaise l’un face à l’autre tout au long du film renforce d’autant plus cette impression d’avoir été malencontreusement laissé en plan par un réalisateur-scénariste fort articulé, mais pour qui la mise en scène est plus affaire de sensation que de dramaturgie.

© 2008 Charles-Stéphane Roy